(photo de couverture : au loin le village de Larrasoaña)
1. Dans les pas de Péguy, en route vers Pampelune
"Et nunc et in hora, nous vous prions pour nous
Qui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,
Et sans doute moins purs et moins dans votre main,
Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.
Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez-vous rappeler nos longs pèlerinages."
Charles Péguy, Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres,
Œuvres complètes, Nouvelle Revue Française, 1919, Tome 6 (p. 359-377).
790 km ! Roncevalles appartient déjà au passé. Il pleut — ou est-ce une neige fine, venue bénir le pas ? Qu'importe, l'eau tombe, et le vent frais du matin me traverse le visage comme une parole grossière et vivante. Me voilà bien réveillé. Entièrement.
1
Je croyais marcher —
le vent me glaçait le cœur.
Mais Vous étiez là.
2.
J’écoutais la nuit.
Une empreinte sur la terre —
elle n’était pas mienne.
3.
Je m’en souviens bien :
c’était Vous qui me portiez
quand j’étais sans pas.
Je marche vers l’ouest, vers le bord du monde. Je ne suis pas un héros — mais mon cœur, en marchant, devient tranquille. Et même si les villages demeurent gris, sans éclats ni bleus renversés sur les pierres, même si la pluie revient avec son cortège de froid et de silence, même si le vent, en face, me parle de renoncement et me suggère de rebrousser chemin, quelque chose en moi persiste : je brûle encore. Oui, je brûle. Même trop, même mal. Et pourtant — je marche. Parce qu’il est des flammes qu’on ne peut éteindre, même sous la neige, même dans la nuit ; des flammes qui ne cherchent pas à consumer, mais à éclairer l’intérieur du pas.
"Aimer d'un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d'une impossible fièvre
Partir où personne ne part
Telle est ma quête
Suivre l'étoile
Que m'importe ma chance
Que m'importe le temps...
Je ne sais si je serai ce héros
Mais mon cœur serait tranquille
Et les villes s'éclabousseraient de bleu
Parce qu'un malheureux
Brûle encor, bien qu'ayant trop brûlé
Brûle encor, même trop, même mal
Pour atteindre, à s'en écarteler
Pour atteindre l'inaccessible étoile"
La quête, Jacques Brel
1.
Rêve impossible,
mais vrai comme une étoile
qu’on suit sans toucher.
2.
Il brûle en silence
cet amour qu’on ne vit pas
et qui fait marcher.
2. Prière aux poteaux indicateurs
"Eh bien le catholique, c'est un homme qui sait très bien @qu'il est dans la bonne route spirituelle et qui @éprouve tout de même le besoin de @consulter les poteaux indicateurs." @Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne , [1914], @dans Œuvres complètes, tome IX : Œuvres posthumes, Paris,
Éditions de la Nouvelle Revue française, 1924, p. 57-331.
Pampelune est encore à cinquante kilomètres. Deux jours, peut-être trois ? Auritz, Zubiri, Larrasoaña… puis Pamplune. Le chemin s'étire entre les noms, posés comme des cailloux blancs sur le bord du chemin, entre les pierres mouillées et les lampes allumées le soir.
Pampelune est encore loin. Cinquante kilomètres. Deux jours. Peut-être trois. Auritz, Zubiri, Larrasoaña…
Et je marche.
Et je les lis.
Et je m’arrête.
Et je les relis.
Et pourtant je sais très bien où je vais. Je sais très bien d’où je viens. Je sais très bien où je suis.
Ubi, quo, unde, qua (3), écrivait Charles Péguy.
Mais je regarde tout de même les poteaux indicateurs.
Je m’approche du bord du chemin.
Je plisse les yeux dans la lumière pâle du matin ou sous la pluie du soir.
Et je lis :
Zubiri.
Et je lis :
Larrasoaña.
Et cela me fait du bien.
Et c’est une joie.
Une vraie joie.
Une joie pour rien.
Une joie gratuite.
Une joie de rite.
Une joie de pauvre.
Une joie de pèlerin.
Certains fabriquent ses poteaux. Ils les taille eux-mêmes. Ils les justifient. Ils les orientent à leur guise. Ils les prennent, ils les retournent, ils les plantent, ils les commentent, surtout.
Ils en font doctrine.
Mais moi, je n’ai rien fait.
Ils étaient déjà là.
Ils étaient déjà plantés avant moi, pour moi, pour tous.
Et je les aime pour cela.
Pour leur anonymat.
Pour leur fidélité.
Pour leur humilité.
Ils ne crient pas.
Ils n’exigent rien.
Ils ne demandent même pas qu’on les regarde.
Mais ils sont là.
Comme des anges muets sur le bord du chemin.
Et moi, je m’incline légèrement,
comme on fait devant un ami discret,
comme on fait devant une présence.
Je n’ai pas besoin de savoir où je vais.
Je le sais.
Je le sais mieux que je ne le pense.
Mais j’ai besoin de cette joie.
Cette joie de voir écrit ce que je porte déjà.
Cette joie de reconnaissance.
Cette joie de confirmation.
Cette joie inutile.
Cette joie du superflu.
Cette joie profonde.
Et Pampelune, elle, m’attend.
Peut-être m’attend-elle comme Chartres attendait Jeanne.
Peut-être ne m’attend-elle pas.
Mais moi, je marche vers elle.
Et chaque borne, chaque nom, chaque panneau que je lis en passant,
devient une strophe du poème,
une station du chemin,
un verset du mystère qui m'appelle.
Faites-moi dire, Seigneur,
que c’est très beau un poteau indicateur.
Et qu’une borne kilométrique, quand elle est usée par la pluie et le temps,
devient plus belle encore.
Qu’elle devient patine d’éternité.
Faites-moi donc dire que c’est très beau, une route.
Mais qu’une route sans poteaux ne serait plus une route.
Qu’elle serait oubli.
Qu’elle serait égarement.
Faites-moi comprendre, mon Dieu,
qu’un chemin de vie, même intérieur, même invisible,
doit avoir ses bornes.
Ses petites stèles de vérité plantées dans la terre.
Qu’il faut, pour qu’un chemin soit un chemin,
qu’il soit articulé.
Quadrillé non pas par des murs,
mais par des signes.
Par des noms.
Par des distances offertes.
Faites-moi donc dire que ce n’est pas une faiblesse de consulter les signes.
Mais une fidélité.
Une tendresse.
Un respect de l’ordre du monde.
Faites-moi donc voir que ces poteaux indicateurs,
je ne les regarde pas pour savoir où je vais.
Mais pour me rappeler que j’y vais encore.
Et que le simple fait d’y aller est déjà une grâce.
Qu’un homme qui marche a besoin, non de se rassurer,
mais de se réjouir.
Et qu’il se réjouit d’un mot peint sur une plaque.
D’un nom que d’autres ont porté avant lui.
Et qu’il portera à son tour.
Même une borne, Seigneur.
Même un caillou.
Même une coquille. Surtout !
Si c’est Vous qui l’avez posé.
3. Bienvenidos a Casa TAU
"Tous les matins nous prenons le chemin,
Tous les matins nous allons plus loin.
Jour après jour, St Jacques nous appelle,
C’est la voix de Compostelle.
Ultreïa ! Ultreïa ! E sus eia Deus adjuva nos !"
La descente vers Zubiri fut particulièrement délicate. Les dalles de pierre, dressées comme les flèches aiguës des clochers pointant vers le ciel, étaient rendues traîtresses par l’humidité du matin. Chaque pas exigeait une vigilance de funambule : une glissade, un faux mouvement, et c’était la chute, la cheville tordue, l’élan brisé.
Je ne passais pas par le Pont de la Rabia — ce "pont de la rage" (4) ou de la fièvre ancienne. Je poursuivis ma marche, fidèle à l’appel du chemin, vers Larrasoaña, où m’attendait la Casa TAU. La nuit était déjà tombée. J’avais froid — les pieds trempés, les jambes presque vacillantes de fatigue. Et puis, soudain, cette phrase : « Bienvenidos a Casa TAU ». Comme un mot de passe soufflé dans l’obscur, une bénédiction chuchotée à l’âme lasse, une halte fraternelle au cœur du dénuement.
La Casa Tau était de l'autre côté du pont médiéval appelé "Puente de los bandidos" ou le pont des bandits. D’après la légende, c’était le lieu qu’une bande de voleurs avait choisi pour se faire passer pour des pèlerins afin de dévaliser les pèlerins et les voyageurs qui traversaient ce pont.
Où étaient mes compagnons de Roncevalles ? Ceux de Corée, d'Allemagne ou de Suisse et d'Italie ? Leur présence me manquait. Nous n'avions pas marché côte à côte. Chacun avait pris son pas, sa cadence, sa solitude. Mais au détour d’une halte — un café chaud, une tortilla partagée au hasard de la fatigue — nous nous retrouvions. Mais, ce soir-là, leur absence pesait comme un léger creux dans la nuit.
4. La cathédrale de Pampelune-Iruña et son cloître.
"Ah ! Mon vieux, les croisades, c’était facile !
Il est évident que nous autres, nous aurions été les premiers
à partir pour Jérusalem et que nous serions morts sur la route.
Mourir dans un fossé, ce n’est rien ;
vraiment, j’ai senti que ce n’était rien.
Nous faisons quelque chose de plus difficile."
Charles Péguy, Lettres et entretiens, conversation avec Joseph Lotte du 27 septembre 1912, in Cahiers de la Quinzaine, premier Cahier de la 18e série, 1927, pp. 157-159.
Mardi 12 mars 2024. Il est 12h43. Je suis devant la cathédrale de Pampelune, la Catedral Metropolitana de Santa Maria la Real. Dans un de ses romans, "The Sun Also Rises" (1925 année qui marqua un avant et un après pour l'écrivain, sans retour) Emingway raconte la découverte de la cathédrale par son personnage Jake Barnes : « Au bout de la rue, j’ai vu la cathédrale et je m’y suis dirigé. La première fois que je l’avais vue, j’ai trouvé sa façade moche, mais à présent je l’aime ». Alors, attiré par elle : « J’y suis entré. Il faisait noir et les piliers montaient très haut, et il y avait des gens qui priaient et ça sentait fort l’encens. Les vitraux étaient incroyablement grands. Je m’y suis agenouillé et j’ai commencé à prier, et je l’ai fait pour tous ceux à qui j’ai pensé : Brett et Mike ; Bill et Robert Cohn et moi-même, et tous les toreros, d’abord ceux que j’aimais, puis les autres ; j’ai prié à nouveau pour moi-même… »
Dès que je suis entré, ce fut une extase. Devant la Vierge, je m’y suis agenouillé et j’ai commencé à prier, et, un à un, j’ai laissé venir les visages ; je l’ai fait pour tous ceux à qui j’ai pensé : mes compagnons du chemin et moi-même, et elle, celle dont l’absence me veille ; j’ai prié à nouveau pour moi-même… et nous — sans bien savoir ce que cela voulait dire, mais avec cette confiance d’enfant qui tend les mains.
Victor Hugo, en voyage en Espagne, déboucha sur Pampelune (5), au milieu "d'une plaine ronde comme un cirque" et "entourée de montagnes". En entrant dans la cathédrale vénérable, il nota dans ses carnets : "L’intérieur de l’église m’a ravi. Il est gothique avec de magnifiques vitraux." Puis Victor Hugo compara la cathédrale de Pampelune à un poème, "mais un poème grand et beau", un poème en "quatre chants", auxquels il donna pour titres : "le maître-autel, le chœur, le cloître, la sacristie".
Il y a des cathédrales qui s’ouvrent comme des livres anciens, et dont les pages, lentement tournées par la lumière, révèlent des mystères encore plus profonds que les dogmes. Et, celle de Pampelune, ce midi-là, s’ouvra pour moi aussi en trois chants : le maître-autel, le chœur, le cloître.
Le premier fut le maître-autel, frontal, dressé comme une proue dans la nef, fixant l’Invisible dans le silence des cierges. Le deuxième, le chœur, lieu des voix tues, des psalmodies qui ont laissé leur trace sur les dalles. Mais c’est le troisième qui me retint, et m’enveloppa tout entier.
En sortant du chœur, une ombre plus dense m’attira vers une porte latérale. À peine l’eus-je franchie que le cloître m’apparut. Quel cœur magnifique. Tout y était accord : la pierre, l’air, l’équilibre. Les fresques effacées semblaient encore prier. Un tombeau de marbre, rongé, respirait. Une porte de chêne, raccommodée comme une plaie guérie, racontait sans bruit l’histoire des mains disparues. À l’angle, une chapelle. Fermée, retirée, sans faste. Un crucifix penché, un autel en bois, une lampe de fer-blanc. Rien de plus. Et pourtant… il y avait cette grille. Cette dentelle de fer noirci, drue, tendue comme une liane figée, ouvrait en moi un passage. Je m’y attardai. Il me semblait entendre le travail des siècles. Je suis resté là, devant la grille. Le fer portait en lui un secret. On disait qu’il venait d’une chaîne brisée, tombée un jour de bataille, quand les armes avaient surpris l’histoire. Ce fer, forgé dans la violence, avait trouvé refuge ici, dans l’ombre lente du cloître.
Oui, ce fer porte une histoire : à la bataille de Tolosa (le 16 juillet 1212), le camp du Miramolin (An-Nasir-Leddin-Allah surnommé le « Soutien de la loi d'Allah ») fut entouré d’une chaîne, signe d’invincibilité. Grand d'Espagne, Don Diego Lopez II de Haro, de l’armée d’Alphonse VIII, la brisa d’un coup de hache. Cette chaîne devint emblème, constellation héraldique. Et de ses débris fut forgée la grille comme la chevelure de Bérénice prit rang parmi les étoiles. Certaines chaînes, quand elles se brisent, s’élèvent et deviennent beauté.
La bataille de Las Navas de Tolosa incarne l’irruption de l’inattendu dans le cours de l’histoire. La décision des croisés de s’engager dans une offensive apparemment téméraire, voire déraisonnable au regard des rapports de force, a précisément produit l’effet de surprise décisif : un retournement que les troupes musulmanes ne semblaient ni prévoir ni pouvoir contenir.
Ce chemin, lui aussi, n’est-il pas folie aux yeux du monde ?
Je marche, les mains vides, portant en offrande mes pauvretés.
Et dans ce geste nu, je prends dans mes bras Dieu fait enfant.
Je l’étreins — ou peut-être est-ce Lui qui me porte.
Et je m’émerveille.
Il n’y a d’autre issue que l’amour.
Tout le reste passe.
Zantxo Azkarraren heriotzea
(La mort de saint Jacques le Vaillant)
1. "Zelü urdin zohardi eder batetan
Argi dago argi eskualdün izarra
Belhariko hari soz ari dago
Dolümenetan hor Zantxo-Azkarra
3. Jinko Jauna zük pharka izadazüt
Orain artino egin bühürrukeriak
Mundian ihes phausian ütz nezazü
Orai gozatzera Eskual-Herria." (6)
Eric Trélut, Gabat
Notes :
(1) Au XVIIe siècle les pèlerins achetaient des feuilles imprimées ou « placards », portant une image de saint Jacques bénissant des Jacquets, avec le texte d’une chanson de route.
(2) Dans le livre des pèlerins du XIIe siècle, le “Codex Calixtinus”, le Camino est considéré comme une représentation terrestre de la voie lactée. Selon ce livre Charlemagne voyait pendant la nuit « un chemin d’étoiles. Ce chemin débuterait à la Mer de Friesland et continuait (...) vers la Galice, l’endroit où le corps du bienheureux Jacques reposait, un tombeau totalement oublié. » Ce serait Jacques lui-même qui aurait donné à Charlemagne la mission de « libérer (...) ma route du pèlerinage pour qu’on puisse (...) visiter mon tombeau ».
(3) « Où (est-on) ? Où (va-t-on) ? D’où (vient-on) ? Par où (passe-t-on) ? »
(4) Zubiri et son Pont de La Rabia (de la rage) : pont médiéval témoignant d’une tradition très particulière : les animaux devaient tourner autour du pilier central pour éviter la rage car, selon la légende, ce pont a un pouvoir surnaturel. On dit qu’ici furent découverts les restes de Sainte Quitterie, protectrice contre la rage, lors de la construction du pilier central du pont roman.
(5) Victor Hugo écrit : "Ville vasconne selon les uns avec le nom antique de Pompelon, ville romaine selon les autres avec Pompée pour fondateur, Pampelune est aujourd’hui la cité navarraise dont la maison d’Évreux a fait une ville gothique, dont la maison d’Autriche a fait une ville castillane, et dont le soleil fait presque une ville d’orient."
(6) Chanson de Pier Paul Berzaitz, 1952.
1.
Dans un beau ciel bleu profond,
brille clairement l’étoile basque.
Elle file, comme un fil d’herbe,
et dans les douleurs, là se tient saint Jacques le Vaillant.
3.
Seigneur Dieu, daigne me pardonner
les fautes que j’ai commises jusqu’à présent.
Accorde-moi de fuir le monde dans la paix,
et maintenant, de goûter le Pays Basque.